Deuxième lecture du projet de loi S- 210, Loi modifiant la Loi modifiant la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, la Loi sur le mariage civil, le Code criminel et d’autres lois en conséquence
Publié le 18 février 2016 Hansard et déclarations par l’hon. Mobina JafferL’honorable Mobina S. B. Jaffer :
Honorables sénateurs, j’interviens aujourd’hui au sujet du projet de loi S-210. Il cherche à modifier un titre abrégé. Je demande au Sénat d’éliminer le titre abrégé du projet de loi intitulé « Loi sur la tolérance zéro face aux pratiques culturelles barbares ». Je demande que le titre abrégé soit éliminé.
Honorables sénateurs, le projet de loi a fait l’objet d’un examen très attentif par le précédent Comité des droits de la personne. J’ai eu l’honneur de travailler avec les sénatrices Ataullahjan et Eaton, toutes deux membres du comité directeur. Elles ont toutes les deux accepté d’appuyer mon projet de loi. Je demande maintenant votre appui.
Je répète, honorables sénateurs, que j’interviens aujourd’hui au sujet de la Loi modifiant la Loi modifiant la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, la Loi sur le mariage civil, le Code criminel et d’autres lois en conséquence.
Tout ce que je demande, c’est qu’on élimine le titre abrégé du projet de loi. Ce titre, « Loi sur la tolérance zéro face aux pratiques culturelles barbares », j’aimerais qu’il soit supprimé.
Le titre suggère le compartimentage de pratiques qui sont déjà illégales au Canada dans le but de les présenter comme si elles étaient prônées par une culture en particulier et, du coup, de désigner cette culture comme barbare.
Honorables sénateurs, voilà qui est selon moi mal inspiré, en raison de ce que cela implique. La distinction peut sembler mineure et ma démarche peut passer pour un changement terminologique tatillon purement symbolique, mais, en réalité, la signification et les conséquences du terme employé sont profondes.
Afin de mieux faire comprendre la gravité de l’utilisation du mot, je me permets de revenir sur son étymologie. Après tout, c’est en comprenant notre passé que nous arrivons à appréhender le présent.
Le mot « barbare » évoque l’époque coloniale, où de nombreux synonymes du mot étaient utilisés pour décrire les cultures autres que la sienne. Pensons à « primitif », « sauvage », « fruste », « arriéré ».
Le mot « barbare » est souvent employé lorsque deux cultures différentes se rencontrent. C’est le cas entre autres lorsqu’une coutume d’une culture apparaît incroyablement étrange à l’autre, ou lorsque les cultures se considèrent comme étrangères ou rivales. Sur le plan psychologique, le terme est associé aux stéréotypes attribués aux personnes qui ne font pas partie de notre groupe. Cette association suscite certaines croyances. Permettez-moi de vous lire une citation :
L’image du barbare sert à dénigrer les membres de l’autre groupe et justifie moralement la séparation de ce groupe.
Cette phrase est tirée de la New World Encyclopedia.
Honorables sénateurs, notre monde connaît les dérives que peut entraîner le fait de considérer une culture comme moralement supérieure aux autres. Notre société porte encore les séquelles d’une telle division. Cela suscite la xénophobie et la peur de l’autre, de celui qui est différent. Voilà qui est destructeur, surtout dans l’univers mondialisé qui est le nôtre.
L’historique du mot nous amène à nous demander s’il a sa place dans une mesure législative moderne. Comme dans la plupart des cas, quand il est question de langue, tout dépend du contexte.
Peut-on raisonnablement appeler les terroristes des barbares? Oui. Peut-on dire que certains actes contre l’humanité sont barbares? Oui. Est-ce que toute personne raisonnable serait d’accord avec ces affirmations? Oui. Le suis-je? Oui.
En réalité, le problème réside dans l’association des adjectifs « barbares » et « culturelles ». En juxtaposant ces deux mots, on se trouve à imputer des gestes foncièrement mauvais à l’ensemble d’un groupe culturel plutôt qu’aux particuliers qui qui les posent. On sous-entend que ces pratiques font partie de certaines cultures et que ces cultures sont barbares, au lieu d’attribuer la responsabilité des actes répréhensibles aux personnes qui les commettent et d’éviter de jeter le blâme sur l’ensemble d’un groupe culturel.
Il faut reconnaître que les atrocités sont omniprésentes dans la société, indépendamment de la culture, de la race, de l’ethnie, du sexe et de l’âge. La violence contre les femmes n’est pas le seul fait d’une certaine culture. C’est pourquoi elle était déjà illégale au Canada. Si on a regroupé dans cette mesure législative des lois distinctes, c’était simplement pour les insérer dans le cadre culturel.
La question, ici, n’est pas de savoir si nous jugeons barbares les gestes visés, mais plutôt de voir si nous voulons les attribuer à une culture en laissant entendre qu’il s’agit de pratiques culturelles. C’est une insulte aux différentes cultures du Canada.
Le terrorisme est un acte barbare. Chacun de ces actes est barbare, mais lorsqu’on tente de les associer à une culture en particulier, d’associer le terme « barbare » à un groupe culturel, on agit non seulement de façon insultante et inacceptable, mais aussi de façon extrêmement dangereuse. Cette façon de faire ne vaut pas mieux que les autres guerres culturelles qui se produisent à l’échelle internationale. S’il y a une chose à propos de laquelle il faut être très vigilants à l’heure actuelle, c’est bien le vocabulaire qu’on emploie.
Le pire danger, lorsqu’on associe un groupe aux idées extrémistes à une religion ou à une culture, est probablement celui de conférer de la légitimité à ce groupe, alors que la majorité des membres de ce groupe rejettent l’idéologie extrémiste. Il ne s’agit pas ici de représentants d’une culture ni de pratiques culturelles. Nous avons la responsabilité de ne pas perpétuer ces idées trompeuses. Nous, les parlementaires, ne pouvons pas accepter que des termes qui sèment la division puissent désormais façonner notre société.
Le Sénat a une responsabilité particulière, qui consiste à représenter le point de vue de la minorité. De tels termes ne font qu’entretenir la xénophobie et dévaloriser l’opinion de nos citoyens. Ces derniers sont en mesure de comprendre que ces pratiques sont barbares; c’est d’ailleurs pour cette raison qu’elles sont illégales dans notre pays. Ils sont aussi en mesure de se rendre compte que ce sont les pratiques qui sont barbares, et non une culture en particulier qui fait la promotion de ces pratiques.
C’est un aspect important, car il a de grandes répercussions; il en dit beaucoup sur la façon dont nous voulons être perçus comme Canadiens et sur la façon dont nous, les législateurs, accomplissons notre travail.
D’autres personnes ont aussi dénoncé la terminologie employée, et j’aimerais citer les propos de certaines d’entre elles. Sharryn Aiken, qui est professeure à la faculté de droit de l’Université Queen’s, a déclaré ce qui suit :
Je ne fais pas l’apologie de la violence, pas du tout. Ne faites pas l’erreur de le croire. Ce qui me dérange, c’est le fait d’associer les mots « barbares » et « culturelles », qui semble impliquer que les gens qui se livrent à des pratiques nuisibles ainsi que les victimes de ces pratiques font partie de communautés culturelles très particulières.
Comme nous le savons, c’est une erreur flagrante. La violence familiale, les voies de fait contre la conjointe et d’autres formes de violence sont endémiques dans la société canadienne. Elles se manifestent parmi les nouveaux venus, les résidents permanents, les Canadiens autochtones et les citoyens de la énième génération. Elles touchent les Canadiens de toutes les couches sociales du pays.
Voilà le problème du titre abrégé. Il suggère que nous n’avons à nous soucier que de quelques communautés au lieu de consacrer nos efforts à l’éradication de la violence partout.
Ninu Kang, directrice des communications et du développement de MOSAIC, organisme d’aide à l’établissement des immigrants, affirmait ce qui suit :
[…] cette loi vise particulièrement les communautés d’immigrants. […] Elle suscite le phénomène du « nous » et « eux » — « nous » étant les Canadiens — et donne à penser que nous sommes en quelque sorte des êtres humains dont les valeurs et les pratiques sont bonnes, alors que celles qui viennent d’autres parties du monde sont barbares […]. De plus, il y a déjà une autre loi qui traite des questions de polygamie. Pourquoi ce projet de loi est-il nécessaire? Pourquoi l’affubler du titre « tolérance zéro face aux pratiques barbares » et quel groupe culturel vise-t-il?
De son côté, Nalia Butt, directrice générale du Social Services Network, déclarait ce qui suit devant le Comité des droits de la personne :
Nous convenons que les pratiques que le projet de loi vise à limiter sont indésirables. Cependant, le titre du projet de loi semble laisser entendre qu’un petit groupe très sélect de personnes privilégiées peuvent se targuer d’être civilisées et de pouvoir prêcher aux barbares. Ce genre de langage dans une société multiculturelle, ouverte et démocratique comme le Canada, où la majorité des gens sont des immigrants, n’aidera pas à atteindre les objectifs du projet de loi.
Mme Avvy Yao-Yao Go, directrice clinique de la Metro Toronto Chinese and Southeast Asian Legal Clinic, a déclaré ceci :
[…] au bout du compte, si nous retournons à la case départ, certaines dispositions pourraient en effet être conservées, mais il faudrait alors changer complètement la discussion puisque, à l’heure actuelle, la discussion ne porte pas seulement sur la question de savoir si des familles commettent des actes criminels, mais bien si elles le font en raison de leurs pratiques culturelles barbares.
Mme Hannana Siddiqui, qui est chef des politiques et de la recherche pour l’organisme Southall Black Sisters, au Royaume- Uni, a témoigné devant le comité et a affirmé ceci :
J’aimerais souligner qu’il faut modifier le titre abrégé du projet de loi, plus particulièrement le terme « pratiques culturelles barbares ». Certaines communautés pourraient juger ce terme offensant, et il stigmatise en effet des communautés minoritaires. Bien entendu, les pratiques dont il est question ne sont pas acceptables, et nous les qualifions de pratiques préjudiciables.
Nous avons également entendu au comité les témoignages de Mme Deepa Mattoo, directrice générale intérimaire de la South Asian Legal Clinic of Ontario, de Mme Julie Miville-Dechêne, présidente du Conseil du statut de la femme, de Mme Alia Hogben, directrice exécutive du Conseil canadien des femmes musulmanes, de M. Craig E. Jones, professeur de droit à l’Université Thompson Rivers, ainsi que de M. J. Michael Spratt, associé chez Abergel Goldstein and Partners, qui ont exprimé des préoccupations semblables au sujet du titre abrégé du projet de loi.
Le Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration de la Chambre des communes a entendu des témoignages similaires de la part de Mme Chantal Desloges, avocate chez Desloges Law Group, de Mme Rupaleem Bhuyan, professeure à l’Université de Toronto, de Mme Madeline Lamboley, aspirante au doctorat en criminologie, de M. Peter Edelmann, membre exécutif de la Section du droit relatif à l’immigration de l’Association du Barreau canadien, ainsi que de Mme Suzanne Costom, vice-présidente de la Section nationale du droit pénal de l’Association du Barreau canadien.
Honorables sénateurs, vous constaterez qu’il n’est pas du tout question du contenu du projet de loi, dont il faudra discuter un autre jour. Aujourd’hui, je vous demande simplement d’abroger le titre abrégé du projet de loi afin que le terme « culturelles » ne soit plus associé au terme « barbares ».
Je cite le témoignage de Suzanne Costom :
[…] le titre sèmera la discorde et il est trompeur, car il laisse entendre que la violence à l’égard des femmes et des enfants est un problème culturel qui se limite à certaines communautés.
À une autre échelle, l’Association du Barreau canadien a toujours recommandé au gouvernement de s’abstenir d’utiliser des titres abrégés qui, à notre avis, visent davantage à faire réagir les Canadiens qu’à les informer.
Honorables sénateurs, comme je l’ai déjà dit, nous pouvons qualifier de barbares les terroristes et la violence, mais pas les cultures. Notre société a évolué sur le plan tant philosophique qu’intellectuel, si bien qu’elle devrait maintenant savoir qu’il ne faut pas revenir aux vieilles tactiques de division culturelle qui sèment la discorde dans la société. Tout ce que je demande, honorables sénateurs, c’est que nous supprimions le titre abrégé de ce projet de loi.