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Deuxième lecture du projet de loi S-216, Loi prévoyant des moyens pour rationaliser la gestion interne des sociétés publiques canadiennes

Deuxième lecture du projet de loi S-216, Loi prévoyant des moyens pour rationaliser la gestion interne des sociétés publiques canadiennes

Deuxième lecture du projet de loi S-216, Loi prévoyant des moyens pour rationaliser la gestion interne des sociétés publiques canadiennes

Deuxième lecture du projet de loi S-216, Loi prévoyant des moyens pour rationaliser la gestion interne des sociétés publiques canadiennes


Publié le 20 avril 2016
Hansard et déclarations par l’hon. Céline Hervieux-Payette (retraitée)

L’honorable Céline Hervieux-Payette :

Honorables sénateurs, je vous présente aujourd’hui mon ultime projet de loi. Comme j’ai occupé pendant de nombreuses années des postes de haute direction dans le milieu des affaires, la bonne gestion des entreprises de notre pays est très importante pour moi. C’est pourquoi je propose à la Chambre du Sénat, à l’étape de la deuxième lecture, le projet de loi S-216, qui prévoit des moyens pour rationaliser la gestion interne des sociétés publiques canadiennes, tant pour les membres de la direction, les dirigeants, que pour les conseils d’administration, donc les administrateurs et administratrices.

Le sommaire de la loi se présente comme suit : le texte limite à huit ans la durée cumulative du mandat d’un administrateur d’une société publique canadienne, et interdit à un particulier d’être administrateur, en même temps, de plus de quatre sociétés publiques canadiennes. Il impose aussi à ces sociétés un régime restrictif quant à la rémunération de leurs dirigeants et administrateurs, ainsi qu’à l’octroi à ces derniers d’avantages attachés à leur fonction. Le projet de loi limite aussi les indemnités de départ des dirigeants à deux fois leur salaire annuel fixe.

La firme Spencer Stuart, spécialisée dans la recherche de talents au niveau exécutif, affirme ceci, et je cite :

Un conseil d’administration est d’abord et avant tout un regroupement de capacités, de styles, d’expériences et de compétences, par opposition à un simple groupe d’anciens PDG ou de dirigeants à l’expérience similaire.

En d’autres termes, outre la compétence, la diversité des points de vue au sein d’un conseil d’administration procure une meilleure vue d’ensemble des problématiques auxquelles l’entreprise doit faire face, ce qui, en retour, augmente les chances de réussite. Les études le démontrent, les conseils d’administration qui présentent une plus grande diversité obtiennent de meilleurs résultats pour l’entreprise. Comme je l’ai mentionné à l’étape de la deuxième lecture de mon projet de loi S-207, les entreprises canadiennes sont loin d’observer un équilibre entre les hommes et les femmes qui sont membres de conseils d’administration, et elles favorisent la plupart du temps la nomination d’actuels ou d’anciens dirigeants. La crise financière de 2008 a eu peu d’effets sur la gouvernance des conseils d’administration, malgré le fait que leurs membres aient mis en place les conditions propices à une crise économique mondiale.

Paul Tellier, membre du Canadian Business Hall of Fame de Toronto, associé honoraire du Conference Board du Canada, pour ne nommer que ces deux distinctions, mentionnait ce qui suit dans un discours, et je cite :

Il a été dit par le passé que le monde des administrateurs canadiens était un petit club intime où personne ne voulait faire des vagues.

En tant que sénateur, j’estime pour ma part que le temps est venu d’améliorer notre façon de faire. Le premier changement proposé dans mon projet de loi S-216 est d’établir une durée maximale de huit ans pour le mandat de tout membre d’un conseil d’administration, à l’exception des membres fondateurs de l’entreprise. Pourquoi huit ans? D’une part, en raison de l’importance de maintenir un niveau de compétence élevé dans le conseil d’administration de chaque entreprise. Si on changeait tous les ans les membres du conseil, l’efficacité et la qualité des décisions et des recommandations laisseraient à désirer. La mémoire collective serait moindre et on recommencerait à zéro tous les ans.

En revanche, si la période est prolongée au-delà de huit ans, il faut prévoir certains risques, comme une certaine fatigue mentale de l’administrateur; une trop longue présence au sein du conseil d’administration pourrait faire en sorte que celui-ci perde son sens critique, qu’il devienne cynique ou sceptique. Dans tous ces cas, l’apport de l’administrateur ne serait pas à un niveau adéquat et ne servirait pas les intérêts des employés, des actionnaires et des clients de l’entreprise.

En 2013, 44 p. 100 des compagnies n’avaient toujours pas de politique de retraite obligatoire pour les membres de leur conseil d’administration, ce qui constitue encore une trop grande proportion et fait en sorte de maintenir le statu quo. Dans le cas de celles qui ont établi de telles politiques, ces dernières affectent la durée pendant laquelle un administrateur peut siéger à leur conseil d’administration, la limitant à une période de 7 à 15 ans. Certaines entreprises adoptent aussi une politique d’obligation de départ à la retraite selon l’âge de l’administrateur. Il doit habituellement partir à 70 ou 75 ans.

La seconde proposition de mon projet de loi S-216 vise à fixer à un maximum de quatre le nombre de conseils d’administration auxquels peut siéger en même temps un même administrateur. Certaines entreprises limitent le nombre de conseils auxquels leurs membres peuvent siéger, mais à une proportion de 22 p. 100. C’est donc loin d’être la majorité.

En 2016, cette deuxième proposition est d’autant plus pertinente, car les administrateurs d’aujourd’hui font face à de plus amples responsabilités, ils traitent d’enjeux de plus en plus complexes et doivent être plus impliqués qu’auparavant dans leur rôle décisionnel. Tous ces facteurs impliquent une augmentation du temps requis à l’administrateur pour qu’il puisse donner son plein potentiel. Paul Tellier mentionnait que, pour être un bon administrateur, et je cite :

Les administrateurs ne doivent pas se limiter à la salle du conseil.

Les administrateurs doivent saisir chaque occasion pour réussir à comprendre les réalités sous-jacentes de l’entreprise.

Par ailleurs, si on consulte les statistiques compilées dans le Canadian Spencer Stuart Board Index de 2013, la moyenne canadienne de réunions de conseils d’administration par année est de neuf, ce qui n’inclut pas les réunions de comités, et chaque comité se réunit en moyenne cinq fois par an. Le fait de siéger à un seul conseil signifie donc qu’il faut se préparer et assister à un minimum de neuf rencontres du conseil et, le cas échéant, prendre part à cinq autres rencontres de comité. Donc, quatorze rencontres annuelles pour une seule nomination au conseil. Siéger à quatre conseils d’administration simultanément représente donc un maximum absolu pour conserver l’efficacité. Enfin, le fait de siéger à plus de quatre conseils d’administration augmente de beaucoup le risque de conflits d’intérêts, les entreprises étant de plus en plus interreliées.

En conclusion, les entreprises, les actionnaires et les citoyens canadiens méritent la meilleure participation possible de la part de chaque administrateur pour ainsi améliorer la gouvernance de nos sociétés. C’est pourquoi il est impératif d’établir des paramètres d’efficacité comme ceux qui sont proposés dans mon projet de loi S- 216.

Les derniers éléments du projet de loi S-216 dont je voudrais vous entretenir concernent une problématique qui fait très souvent la une de nos journaux, soit la rémunération des dirigeants d’entreprise.

En 2011, à la conférence de Davos, on établissait les inégalités de revenus et la corruption comme étant les deux défis les plus importants auxquels le monde devra faire face. Zhu Min, un conseiller spécial du Fonds monétaire international, a dit ceci, et je cite :

L’augmentation de l’inégalité est le plus grand défi qui guette le monde. Je ne crois pas que le monde porte suffisamment attention.

De plus, Richard Freeman, professeur d’économie de l’Université Harvard, a affirmé ce qui suit, et je cite :

Le triomphe de la mondialisation et du capitalisme de marché a amélioré la qualité de vie de milliards de personnes tout en concentrant des milliards de dollars chez un petit nombre de personnes. Il réduit l’inégalité à l’échelle du monde mais l’augmente au sein de la plupart des pays.

En outre, il ajoute ce que l’on sait déjà :

[…] au cours des deux dernières décennies, environ 80 p. 100 des familles américaines ont vu leur revenu stagner, tandis que le revenu des très riches est monté en flèche. […] le revenu des 1 p. 100 les plus riches a plus que doublé entre 1970 et 2008.

En entendant ceci, on se dit que ce phénomène ne se produit qu’aux États-Unis. On a tort, car le Canada se dirige dans la même direction. Selon l’Institut sur la gouvernance IGOPP, la rémunération des chefs de direction des grandes sociétés canadiennes a connu une augmentation incroyable de 1998 à 2010, pour atteindre la parité virtuelle entre Canadiens et Américains à la fin de cette période.

En fait, l’institut remarque qu’il semble y avoir un seuil au-delà duquel la société en général devient inconfortable, voire même hostile face à la fortune d’une minorité. Ce malaise face à la disparité se trouve exacerbé par l’impression que ces richesses n’ont pas été dûment et franchement gagnées, et qu’elles ne résultent pas d’une activité dont profite l’ensemble de la société. L’éclosion du mouvement Occupy Wall Street, le 99 p. 100 et la popularité de Bernie Sanders aux États-Unis, à l’heure actuelle, en disent long sur le ras-le-bol des populations face à ces inégalités.

Au cours des dernières décennies, la rémunération des dirigeants canadiens a atteint des sommets inégalés. Elle est passée d’une moyenne de 60 fois le salaire moyen des employés, en 1998, à un ratio de 206 fois le salaire moyen des employés, en 2013. C’est un phénomène mondial, mais qui est accentué en Amérique du Nord. En effet, les États-Unis occupent le premier rang de cette pyramide d’inégalités avec un ratio de 354 p.100, et le Canada suit au deuxième rang avec 206 p. 100. Au troisième rang, on retrouve la Suisse avec 148 p. 100, alors que la France se situe à 104 p. 100. Par ailleurs, ce projet de loi s’ajoute aux mesures du budget du ministre des Finances, l’honorable Bill Morneau, intitulé Assurer la croissance de la classe moyenne, parce que ce sont ces gens qui ont besoin d’une augmentation de revenu.

La rémunération ne se compose pas seulement du salaire annuel. Les dirigeants bénéficient également de parachutes dorés, c’est-à- dire d’indemnités de départ et de retraites chapeaux qui deviennent monnaie courante, peu importe la performance de l’entreprise et au détriment des actionnaires.

Le calcul de la rémunération des dirigeants d’entreprise est standardisé par un petit groupe spécialisé de conseillers qui ont mis au point des mécanismes de rémunération complexes qui ne font qu’élever les échelles de rémunération. C’est un cercle vicieux. Ils se comparent entre eux sans balise de départ. Or, sans législation, les choses ne sont pas prêtes de changer, car, comme disait John Stewart Mill, les hommes ne désirent pas être riches — je dis bien « les hommes » —, ils veulent être plus riches que les autres hommes.

En Europe, un mouvement s’installe depuis 2009 dans les différents pays pour contrer la rémunération abusive, et ce, même si la problématique est moins criante qu’en Amérique du Nord. En Suisse, par exemple, il y a eu un vote favorable à l’interdiction des parachutes dorés — donc, un référendum — et des primes exorbitantes accordées aux dirigeants. La France a prévu un alourdissement de la taxation des parachutes dorés et des retraites chapeaux et, en 2012, un plafonnement de la rémunération des chefs d’entreprise publique à 20 fois la moyenne des salariés les plus bas. En Autriche, les parachutes dorés sont interdits dans toutes les banques qui bénéficient de capitaux publics. Finalement, pour l’Union européenne, la rémunération variable ne pourra pas excéder celle qui est fixée, à condition qu’une majorité qualifiée d’actionnaires soit d’accord.

De plus, il y a un consensus sur la nécessité de veiller à ce que les régimes de rémunération ne récompensent pas les rendements à court terme excessifs, ni la prise de risques au détriment de la santé à long terme de l’entreprise.

Pour toutes ces raisons, mon projet de loi S-216 propose que les dirigeants d’entreprises publiques canadiennes ne perçoivent pas plus de 20 fois le salaire moyen des employés de leur entreprise. La recommandation de l’IGOPP est que les conseils d’administration établissent un rapport juste et productif entre la rémunération totale des dirigeants et le revenu médian des salariés de l’entreprise. En fait, les dirigeants responsables doivent se poser la question à savoir quels effets produit leur rémunération sur les attitudes et la motivation de leurs collègues et employés, et dans quelle mesure leur rémunération contribue à bâtir un esprit mercenaire au sein de l’entreprise.

Les meilleures entreprises sont celles qui humanisent leur vision et leurs objectifs, et qui font appel au meilleur de chacun. Sans humanité, sans les qualités d’empathie, de loyauté, de fierté du travail bien fait, de réciprocité et de conscience sociale propres à notre espèce, une entreprise devient rapidement un repaire de mercenaires, elle est fragilisée et difficile à gérer. Le parfait exemple de ce phénomène est la défunte Enron.

Avec le projet de loi S-216, je propose également de limiter les montants ponctuels accordés aux dirigeants, tels que les indemnités de départ, à un maximum de deux fois la rémunération annuelle fixe. Les indemnités de performance doivent tenir compte de la valeur comptable de la société pour l’exercice courant par rapport à sa valeur comptable pour l’exercice précédent. Les montants de retraite versés aux anciens dirigeants doivent faire partie du rapport annuel de la compagnie. Le projet de loi S-216 comprend également des dispositions dissuasives en prévoyant une amende pour tout dirigeant qui contrevient à la loi, fixée à un maximum de 100 000 $, ainsi qu’une amende pour toute entreprise fautive, dont la limite maximale est de 500 000 $.

En conclusion, honorables sénateurs, pour contrer les inégalités inacceptables entre la rémunération des dirigeants et les revenus des employés, et ainsi améliorer la qualité de vie des Canadiennes et des Canadiens, tous les participants au système économique doivent collaborer et être indemnisés correctement.

Un effort particulier des fonds communs de pension — soit tous les fonds de pension du Canada —, qui représentent la majorité des actionnaires des entreprises cotées en bourse, qui détiennent des actions, évidemment, est grandement nécessaire. Souvent, les représentants de fonds de pension n’agissent pas comme de loyaux propriétaires de l’entreprise, car ils favorisent le court terme en ignorant les intérêts à long terme de la compagnie et ceux des actionnaires.

Les conseils d’administration qui ont été mis en place justement pour faire barrière à ce type de vision incomplète, et qui doivent jouer un rôle d’intermédiaire entre la direction et les actionnaires, sont maintenant régis par ces groupes d’investisseurs.

À l’aide de ce projet de loi, la contribution du Sénat à l’amélioration du système économique se concrétise par la mise en place de moyens permettant d’assurer une implication plus efficace des administrateurs, en limitant la durée de leur présence au sein d’un même conseil d’administration à huit ans et en limitant le nombre de conseils d’administration de sociétés publiques auxquels ils peuvent siéger en même temps à un maximum de quatre ans. Finalement, le projet de loi apporte des améliorations au système économique canadien en limitant la rémunération des dirigeants à un niveau où les inégalités deviennent acceptables et en encadrant les parachutes dorés et les retraites chapeaux.

En conclusion, je tiens à souligner qu’il s’agit de la dernière allocution de fond que je prononcerai en cette Chambre. Je souhaite à tous les nouveaux sénateurs d’avoir autant de plaisir que moi en partageant leur savoir-faire en vue d’assurer le bien-être de la société canadienne.

Je vous remercie.