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Troisième lecture du projet de loi C-23, Loi relative au précontrôle de personnes et de biens au Canada et aux États-Unis

Troisième lecture du projet de loi C-23, Loi relative au précontrôle de personnes et de biens au Canada et aux États-Unis

Troisième lecture du projet de loi C-23, Loi relative au précontrôle de personnes et de biens au Canada et aux États-Unis

L’honorable Serge Joyal : 

Honorables sénateurs, j’aimerais dire d’emblée que j’appuie l’objet du projet de loi. Comme les sénateurs Black et Housakos nous l’ont expliqué, personne ne saurait remettre en question l’importance d’un projet de loi qui vise à accélérer le contrôle frontalier des personnes ou des marchandises à destination des États-Unis.

Honorables sénateurs, je tiens à vous rappeler une chose : lorsque le Parlement a adopté la Charte des droits et libertés, en 1982, le système de gouvernement du Canada est passé — et je cite une déclaration du juge Dickson, de la Cour suprême, qui date de 1986 — « de la suprématie parlementaire à la suprématie constitutionnelle ».

Qu’est-ce que cela signifie? Cela veut dire essentiellement que ni le gouvernement ni le Parlement n’exerce un pouvoir suprême. Tous deux sont assujettis à la Charte des droits et libertés et doivent donc respecter les droits garantis par la Constitution du Canada.

Lors de l’étude d’un tel projet de loi — dont les sénateurs Housakos et Black ont dit qu’il a fait l’objet de vastes négociations entre les deux gouvernements —, nous devons évaluer l’incidence qu’auront les mesures négociées sur les droits et les libertés des Canadiens.

Je vais donner un exemple. Lorsque le gouvernement du Canada signe un accord avec les États-Unis afin d’échanger des renseignements sur des Canadiens pouvant être soupçonnés de terrorisme, le gouvernement du Canada demeure néanmoins responsable des renseignements fournis au pays étranger, c’est-à-dire les États-Unis. Il demeure responsable de la façon dont les États-Unis pourraient utiliser ces renseignements, ainsi que du traitement réservé aux Canadiens en raison des renseignements transmis, alors que ces Canadiens se trouvent aux États-Unis ou dans un pays étranger.

Il est inutile de vous rappeler l’affaire Maher Arar, soit la longue enquête qui a été menée, les résultats de cette enquête et l’indemnité versée à ce Canadien, essentiellement en raison des renseignements communiqués par le gouvernement canadien à un gouvernement étranger.

Un accord comme celui-ci — et personne ne peut nier qu’il accélérera le contrôle des Canadiens à la frontière et l’acheminement des biens vers les États-Unis — ferait sans doute l’unanimité dans cette enceinte, et je serais le premier à l’appuyer, en théorie. Je traverse moi-même la frontière plusieurs fois par année. Toutefois, cela ne devrait pas nous empêcher de soumettre le projet de loi à un examen et de vérifier que les droits et libertés des Canadiens sont bel et bien respectés. Le gouvernement canadien n’a pas la capacité de négocier ou d’échanger les droits et les libertés des Canadiens contre un contrôle accéléré à la frontière et il n’a pas non plus la capacité d’accepter diverses conditions qui sont prévues dans le projet de loi qui, à mon avis, posent problème.

Je vais parler, honorables sénateurs, de trois parties du projet de loi qui posent toujours problème. J’ai soulevé certaines préoccupations lundi dernier. J’ai lu le compte rendu des délibérations du comité et j’ai soulevé ces préoccupations à l’étape de la deuxième lecture. L’Association du Barreau canadien, le Barreau du Québec, le commissaire à la vie privée, l’Association musulmane du Canada, la Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles et l’Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique, qui ont tous témoigné devant le comité, ont fourni des explications détaillées.

Je pense au sénateur McIntyre. Il était là, au comité, et j’ai lu la question qu’il a posée aux témoins. J’ai appris beaucoup de choses à écouter les questions de mes collègues et les réponses qu’ils ont reçues.

Je demeure persuadé que trois articles de la Charte rendent ce projet de loi problématique.

Commençons par l’article 8, qui dit ceci :

Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.

Pourtant, l’article 22 du projet de loi C-23 autorise les fouilles à nu, même dans les cas où un contrôleur canadien a jugé que ce n’était pas nécessaire. Je le répète : vous êtes en sol canadien, les contrôleurs canadiens viennent de refuser de vous soumettre à une fouille à nu, mais les contrôleurs américains, eux, pourront l’exécuter, même en l’absence d’un contrôleur canadien. Selon moi, cette disposition va directement à l’encontre de l’article 8 et pourrait être contestée devant le premier tribunal venu, puisque la Cour suprême a conclu qu’il n’y a pas de violation plus grande et plus grave de la dignité des Canadiens que la fouille à nu. Ce n’est d’ailleurs pas la jurisprudence qui manque, le dernier jugement en date étant Ward v. British Columbia, qui a été rendu en Colombie-Britannique en 2010.

À mon avis, cet article du projet de loi serait contestable sur-le-champ par quiconque refuserait d’être l’objet d’une telle fouille.

Le sénateur Black affirme qu’une telle chose ne s’est jamais produite. Dans ce cas, pourquoi l’avoir ajoutée au projet de loi? Il est inutile d’accorder ce pouvoir aux contrôleurs américains s’il n’a jamais été nécessaire jusqu’ici.

L’article 9 de la Charte est le deuxième qui rend le projet de loi problématique. Le voici :

Chacun a droit à la protection contre la détention ou l’emprisonnement arbitraires.

L’article 10 précise : « Chacun a le droit […] d’être informé des motifs de son arrestation ou de sa détention [et] d’avoir recours [à] un avocat […] » Nous savons tous ce que prévoit le Code criminel en ce qui concerne les arrestations et les mises en détention.

Malheureusement, le projet de loi prévoit qu’un passager canadien qui décide de se soustraire au précontrôle peut se voir détenu au gré du contrôleur, sans que celui-ci ait à se soucier du caractère raisonnable de son intervention, comme l’a mentionné le sénateur Black. Ainsi, le contrôleur américain peut procéder immédiatement à la détention d’une personne qui se soustrait au processus de précontrôle même s’il n’a aucun motif raisonnable de croire qu’elle s’apprête à commettre un crime, fait partie d’un réseau de terroristes ou tente de transporter illégalement des marchandises aux États-Unis.

Honorables sénateurs, nous ne sommes pas encore saisis du projet de loi C-45, mais imaginons un instant un citoyen canadien qui a du cannabis dans sa poche ou son sac — comme le lui permettra la loi — et qui, avant de subir un précontrôle, se rend compte qu’il lui est interdit d’apporter les deux joints qu’il a sur lui aux États-Unis et décide de s’y soustraire. Ce citoyen pourrait être immédiatement détenu et obligé de se soumettre au processus décrit à l’article 29.

Autrement dit, nous ne devons pas perdre de vue que le projet de loi comprend un article qui se révélera très problématique si le projet de loi C-45 est adopté et entre en vigueur.

L’article 24 de la Charte est le troisième article qui rend le projet de loi problématique. L’article 24 permet à tout Canadien victime de violation ou de négation de ses droits de, et je cite, « s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir […] réparation […] ».

Le gouvernement canadien a négocié très habilement l’accord et a ajouté une disposition que les Américains n’ont même pas demandée et qui décharge de toute responsabilité le gouvernement et les contrôleurs canadiens.

Les Américains n’ont pas demandé au gouvernement canadien de se décharger de toute responsabilité, mais le gouvernement a quand même inclus une disposition à cet effet dans le projet de loi.

Motion d’amendement

L’honorable Serge Joyal : Par conséquent, honorables sénateurs, je propose l’amendement suivant :

Que le projet de loi C-23 ne soit pas maintenant lu une troisième fois, mais qu’il soit modifié :

a)à la page 10, à l’article 22, par suppression des lignes 8 à 22;

b)à la page 12, à l’article 26.1, par substitution, aux lignes 37 et 38, de ce qui suit :

« toute situation visée à l’un des articles 22, 23, 24 et 32 de la présente loi. »;

c)à la page 14 :

(i)à l’article 29, par substitution, aux lignes 1 à 3, de ce qui suit :

« 29 Sous réserve des articles 13 à 15 et 32, tout voyageur à destination des États-Unis peut se soustraire au précontrôle et quitter la zone »,

(ii)par suppression de l’article 30;

d)aux pages 14 et 15, par suppression de l’article 31;

e)à la page 16 :

(i)à l’article 32, par substitution, aux lignes 5 à 8, de ce qui suit :

« aux articles 25 et 26. »,

(ii)à l’article 33, par substitution, aux lignes 21 et 22, de ce qui suit :

« tographie du voyageur obtenue au titre de l’alinéa 32(1)b); »;

f)à la page 19, à l’article 39, par suppression des lignes 17 à 19.

Honorables sénateurs, je m’excuse de tous ces chiffres. Évidemment, lorsqu’on amende un article, il faut rétablir la numérotation, replacer tous les paragraphes, et ainsi de suite.

Si on pouvait distribuer le texte de l’amendement, les honorables sénateurs pourraient comprendre ce que je veux dire.

Je pense qu’il s’agit d’un projet de loi très important, car il sacrifie les droits des Canadiens au profit d’un avantage que nous considérons tous comme étant désirable. La rapidité avec laquelle les passagers et les biens traversent les frontières doit être maintenue, mais pas aux dépens des droits garantis par la Charte ni aux dépens de la capacité des Canadiens de demander réparation s’il y a violation des protections dont ils jouissent comme Canadiens.

N’oublions pas qu’ils sont encore en territoire canadien. Il s’agit toujours du précontrôle en territoire canadien, et non pas en territoire américain. Ce projet de loi s’applique sur le sol canadien. Comment le gouvernement peut-il négocier avec un pays étranger des droits moindres que ceux que la Constitution accorde aux Canadiens?

Je vous invite, honorables sénateurs, à lire les témoignages de l’Association du Barreau canadien, de groupes internationaux œuvrant pour les libertés civiles et de l’Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique et vous verrez que ce projet de loi fait ressortir de graves enjeux sur lesquels il convient de se pencher.

Comme le dit le sénateur Black, l’accord a été conclu, il est à prendre ou à laisser. Si vous n’acceptez pas la façon dont ce projet de loi a été préparé et négocié, oubliez cet accord.

Je ne pense pas que ce soit la façon de procéder, honorables sénateurs. Le projet de loi comporte une disposition permettant au gouvernement canadien de soulever des questions, ainsi que de négocier et de transférer au gouvernement américain l’obligation et la responsabilité qui lient le gouvernement canadien. Je suis certain que les amendements que je demande ne compromettent pas la teneur du projet de loi et ne rendront pas plus complexe la responsabilité que doivent assumer les Américains.

Comme vous l’avez dit vous-même, et je cite le qualificatif que vous avez employé, ces problèmes sont « mineurs ». Si c’est le cas, pourquoi ne pas les régler pour éviter que les dispositions en cause ne soient contestées devant les tribunaux avec tout ce que cela entraîne, comme des procédures longues et coûteuses, et des indemnisations semblables à celles que nous avons dû verser relativement à des accords conclus avec d’autres pays et dans le cadre desquels l’information n’avait pas été utilisée dans le respect des droits et libertés dont jouissent les Canadiens?

J’accorde beaucoup d’importance à cette question, honorables sénateurs, parce que les témoignages entendus au comité m’ont convaincu que le projet de loi peut malheureusement faire l’objet d’une longue et coûteuse contestation devant les tribunaux. Il incombe donc au Sénat de renégocier ces questions afin qu’elles soient conformes aux droits et libertés. Je ne demande rien d’autre que de nous assurer de ne pas créer, par souci de globalement bien faire, des problèmes qui viendront nous hanter un jour.

Je le répète, je ne voudrais pas donner l’impression que je cherche à vous menacer. Je tiens toutefois à attirer votre attention sur le contrôle extrême que l’actuel gouvernement américain entend exercer à la frontière quand le projet de loi C-45 aura été adopté, un contrôle dont les jeunes hommes aux cheveux longs feront particulièrement les frais.

Vous savez à quoi je fais référence. Les agents soupçonneront immédiatement ces jeunes de transporter une substance que le gouvernement américain considère comme illégale et qu’ils n’ont pas le droit d’apporter aux États-Unis.

C’est un problème gravissime et très pressant qui n’est pas simplement le fruit de mon imagination. J’ai lu le rapport que l’ancienne ministre de la Justice, Anne McLellan, a déposé au sujet de la légalisation du cannabis. Lorsqu’une question à ce sujet a été posée à l’autre endroit, personne n’a pu donner de réponse.

Honorables sénateurs, il faut voir à ce que cette mesure législative soit absolument conforme à la Charte, afin d’éviter un cauchemar quand les jeunes chercheront à franchir la frontière le 1er ou le 2 juillet prochain.

 

La sénatrice Ringuette : Je vous remercie, sénateur Joyal, d’accepter de répondre à mes quelques questions. J’ai écouté votre discours avec beaucoup d’intérêt. Vous êtes président du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, donc vous étiez présent aux audiences pour étudier ce projet de loi. Les fonctionnaires du ministère de la Justice ont-ils témoigné devant votre comité? Les questions relatives à l’amendement que vous proposez leur ont-elles été posées?

Le sénateur Joyal : Honorables sénateurs, le projet de loi C-23 n’a pas été étudié par le Comité des affaires juridiques et constitutionnelles, mais plutôt par le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense. Il y a eu des témoignages des différents ministères impliqués. Je pense en particulier à celui de Ralph Goodale, ministre de la Sécurité publique, qui est responsable du projet de loi.

J’ai lu les transcriptions des débats du comité, en particulier les commentaires et les propositions d’amendements présentés par les groupes qui étaient présents lundi dernier : l’Association du Barreau canadien, le Barreau du Québec, le commissaire à la protection de la vie privée, l’Association canadienne des avocats musulmans et l’Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique, entre autres. Les propos tenus au cours de ces audiences n’ont pas répondu aux objections soulevées par ces différents organismes spécialisés que nous entendons régulièrement au Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles et à d’autres comités lorsqu’il est question d’amendements à des projets de loi touchant la Charte canadienne des droits et libertés.

Alors, à la lecture des débats et des réponses données par les différents témoins du gouvernement, je ne crois pas qu’ils aient répondu aux préoccupations exprimées par ces organismes spécialisés dans l’étude et l’observation des droits et libertés.

La sénatrice Ringuette : Pourtant, on nous indique toujours que, dans le cadre du processus du gouvernement, lorsqu’un ministre dépose un projet de loi, celui-ci fait l’objet d’une consultation au préalable assez poussée quant à sa constitutionnalité et à la façon dont il respecte la Charte canadienne des droits et libertés. Êtes-vous en train de nous dire que ce processus n’a pas été suivi ou qu’on a bifurqué?

Le sénateur Joyal : Ce que je dis, essentiellement, c’est que, selon l’article 4.1 de la Loi sur le ministère de la Justice, un projet de loi déposé à la Chambre des communes ou au Sénat doit normalement obtenir son évaluation de la part du ministre de la Justice. Cependant, cette évaluation n’est pas rendue publique. Si des doutes sont soulevés dans l’étude d’un projet de loi par le ministère de la Justice, ils ne seront pas déposés en même temps que le projet de loi. C’est la première limite qu’a le Parlement dans le débat des projets de loi. Le gouvernement peut, malgré une recommandation du ministère de la Justice indiquant qu’un projet de loi pose problème, décider, pour des raisons politiques, de le déposer malgré tout et de voir à son adoption. Cela ne rend pas le projet de loi…

Je regardais mon ami, le sénateur Wetston. Pardonnez-moi ce commentaire, sénateur. Le fait qu’un projet de loi dans lequel il pourrait y avoir des manquements par rapport à la Charte ait été présenté par le gouvernement ne signifie pas qu’il est casher.

Mois après mois, la Cour suprême rend des décisions au sujet de projets de loi émanant du gouvernement. Mon intention n’est pas de relancer certains débats que nous avons eus ici sur la peine minimale, selon lesquels la Cour suprême du Canada, la Cour d’appel de l’Ontario et la cour de la Colombie­Britannique ont conclu, à de nombreuses occasions, que les peines minimales pour une infraction précise sont inacceptables selon la Charte. À première vue, ce n’est pas parce que le projet de loi est déposé qu’il ne contrevient d’aucune manière à la Charte.