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Troisième lecture du projet de loi C-66, Projet de loi sur la radiation de condamnations constituant des injustices historiques

Troisième lecture du projet de loi C-66, Projet de loi sur la radiation de condamnations constituant des injustices historiques

Troisième lecture du projet de loi C-66, Projet de loi sur la radiation de condamnations constituant des injustices historiques

L’honorable Serge Joyal : 

Honorables sénateurs, je souhaite préciser, dès le départ, que j’appuie le principe du projet de loi C-66, qui est, comme son titre l’indique, une loi établissant une procédure de radiation de certaines condamnations constituant des injustices historiques pour les personnes de même sexe ayant des relations sexuelles. J’en suis toutefois venu à la conclusion que le projet de loi comporte des lacunes et qu’il contrevient au paragraphe 15(1) de la Charte des droits et libertés.

Je vais expliquer pourquoi. J’ai écouté attentivement le sénateur Cormier lorsqu’il a présenté le projet de loi. Bien sûr, j’ai également été à l’écoute des remarques de la sénatrice Cordy la semaine dernière. Je n’étais pas au Sénat hier, mais j’ai lu le discours que la sénatrice Lankin a prononcé. J’ai aussi lu le témoignage des gens qui ont pris la parole devant le Comité des droits de la personne dans le cadre de son examen du projet de loi.

Je ne puis m’empêcher de penser aux très nombreuses personnes qui ont des réserves à son sujet. En soi, ce texte est tout à fait valable, puisqu’il permet d’effacer le casier judiciaire d’un certain nombre de personnes qui ont été reconnues coupables d’avoir eu une relation sexuelle avec une personne du même sexe qu’elles. Cela dit, il laisse aussi sur la touche un autre groupe de personnes, qui ont, elles aussi, été reconnues coupables d’avoir entretenu une relation consensuelle avec une personne du même sexe qu’elles. Le projet de loi ne fait rien pour elles, même si elles font partie de la même catégorie de Canadiens qui ont été ostracisés par la justice et qui veulent laver leur nom et leur réputation en faisant effacer leur casier judiciaire. Certains d’entre eux voudraient même que, après leur mort, leurs héritiers s’adressent à la Commission des libérations conditionnelles afin de rétablir leur réputation auprès de leurs proches, de leurs amis et de leurs voisins.

J’ai pris l’initiative de lire les décisions de la Cour suprême sur l’application du paragraphe 15(1) de la Charte, ou du moins sur les principes qui le sous-tendent, afin de déterminer comment il s’applique au projet de loi. Je vous le lis :

La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

Autrement dit, tout le monde a droit au même bénéfice de la loi. S’il est tout à fait vrai que le projet de loi C-66 établit un bénéfice pour un certain groupe de personnes qui ont eu des relations sexuelles avec une personne consentante et ainsi de suite — la définition exacte se trouve à l’article 25 du texte —, certaines autres qui ont elles aussi été reconnues coupables par les tribunaux sont laissées pour compte. Les sénatrices Lankin et Cordy, et même le premier ministre dans sa déclaration, ont admis sans équivoque que les hommes qui ont été arrêtés lors des rafles qui ont eu lieu dans les saunas au cours des années 1970 et 1980 avaient été injustement condamnés.

Je me suis donc demandé : « Quels sont les principes en jeu ici? Comment notre système peut-il s’attaquer à ce problème? » Je me suis reporté à la décision que la juge McLachlin a rendue en 1993 dans l’affaire Rodriguez. Pour ceux d’entre vous qui sont assez vieux, comme moi, pour se souvenir de l’affaire Rodriguez, je me permets de faire lecture d’un critère établi par la juge McLachlin :

La seule question est de savoir si, ayant décidé d’agir dans ce domaine délicat qui touche l’autonomie des gens sur leur personne, le législateur a agi d’une manière fondamentalement équitable pour tous.

La juge a bien dit « d’une manière fondamentalement équitable pour tous ». On ne doit pas mettre l’accent sur les motifs qui ont incité le Parlement à agir, mais plutôt sur la façon dont il a agi. Par conséquent, honorables sénateurs, voici la question qu’il faut se poser. Comment le projet de loi C-66 traite-t-il un groupe de personnes qui, par le passé, a été injustement condamné? Malheureusement, le projet de loi fait une distinction en ce qui concerne un certain groupe, en vertu d’un article du Code criminel, et laisse l’autre groupe dans un vide juridique. Je cite l’article 23 du projet de loi où il est dit assez clairement que la radiation d’une condamnation est possible :

Sous réserve des conditions prévues au paragraphe (2), le gouverneur en conseil peut, par décret, ajouter à l’annexe un article ou une partie d’article.

Autrement dit, la décision est laissée à la discrétion du gouverneur général, sans autres précisions. Le projet de loi ne prévoit ni cadre temporel ni critères additionnels à respecter. Il laisse simplement la discrétion au gouverneur en conseil de décider, un jour, à un moment donné, si ces personnes qui, par le passé, ont été injustement traitées obtiendront la radiation de leur condamnation. En cas de discrimination aux termes de l’article 15(1) de la Charte, dont je viens de faire lecture et qui a le même poids que la loi, le tribunal a établi des critères pour mesurer la discrimination. En fait, nous sommes assez chanceux, car la décision la plus récente remonte à moins de 20 jours. Elle a été rendue le 10 mai 2018 dans l’affaire entre la Centrale des syndicats du Québec et la procureure générale du Québec et entre la Confédération des syndicats nationaux et la procureure générale du Québec et le procureur général de l’Ontario.

La juge Abella, qui a rédigé les décisions rendues à la majorité, a déterminé très clairement, au paragraphe 22, il y a moins de deux semaines, les critères servant à mesurer la discrimination selon le paragraphe 15(1), c’est-à-dire refuser à une personne de la même catégorie que toutes les autres le même bénéfice de la loi. La juge a écrit ceci :

Pour l’examen d’une demande fondée sur le par. 15(1), la jurisprudence de notre Cour établit une démarche en deux étapes : à première vue ou de par son effet, la loi contestée établit-elle une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue, et, dans l’affirmative, impose-t-elle « un fardeau ou [nie-t-elle] un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage », y compris le désavantage « historique » subi?

Elle parle de « désavantage historique », comme le projet de loi C-66.

L’objectif du projet de loi est donc bon. Il met en place une procédure pour supprimer les casiers judiciaires, mais seulement pour un groupe de personnes homosexuelles, et non pour un autre groupe, les personnes qui ont été arrêtées lors de descentes dans des bains publics. C’est la sénatrice Cordy qui a fourni les chiffres : 1 200 ont été pris dans une maison de débauche, 53 ont été accusés d’action indécente et 61, de grossière indécence.

En d’autres termes, toutes ces personnes injustement traitées ne sont plus reconnues coupables, et ce, en raison de décisions de la cour que j’ai mentionnées à l’étape de la deuxième lecture, la décision Labaye et la décision Bedford, lesquelles ont fixé, dans le contexte particulier de l’interprétation du Code criminel par la Cour suprême, les critères relatifs à toute personne ayant des relations sexuelles avec une personne du même sexe. Il n’y a plus de descentes dans les bains publics. On n’arrête plus les gens parce qu’ils ont eu des rapports consensuels dans des clubs échangistes. La jurisprudence l’établit clairement.

Il s’agit d’un enjeu crucial, honorables sénateurs. J’ai donc pris l’initiative de communiquer avec quelques personnes qui ont été exclues du projet de loi à l’étude. Je leur ai dit : « Vous êtes dans une situation difficile. Ce projet de loi est discriminatoire à votre endroit, puisque vous faites partie d’une catégorie de gens qui ont été reconnus coupables d’une infraction qui n’en est plus une, et que nous avons décidé que, étant donné la nature de l’infraction, vous ne bénéficieriez pas d’une radiation de condamnation. Vous subissez donc une double discrimination. »

Ce qui compte en ce moment, ce n’est pas la raison pour laquelle le Parlement a agi, mais sa façon d’agir, comme la juge McLaughlin l’a clairement établi. Dans le cas du projet de loi C-66, notre façon d’agir signifie que nous ne tenons pas compte des personnes reconnues coupables d’avoir participé à une activité sexuelle consensuelle exercée entre des personnes de même sexe, comme le définit l’article 25 du projet de loi. Cet article indique qu’il faut satisfaire aux critères suivants :

a)  l’activité visée par la condamnation était exercée entre des personnes du même sexe;

b) les personnes autres que celle visée par la condamnation avaient consenti à participer à cette activité;

c) les participants à l’activité visée par la condamnation étaient âgés de seize ans ou plus au moment de cette activité […]

Fixer l’âge minimum à 16 ans pose problème puisque, à une certaine époque, soit avant 2005, l’âge du consentement était de 14 ans. J’espère que ma collègue, la sénatrice Andreychuk, se penchera sur ce problème. Je sais que la sénatrice Lankin l’a déjà fait.

Bref, cela ajoute une autre couche de discrimination à la double discrimination que nous faisons subir aux personnes arrêtées pendant les descentes policières effectuées dans les saunas pendant les années 1970 et 1980.

La question est très grave, honorables sénateurs. Nous nions un bénéfice sans fixer d’échéance pour la résolution du problème, qui permettra d’entreprendre des démarches pour faire radier les condamnations.

La Cour suprême — et ce sera ma dernière citation, car je ne veux pas les multiplier inutilement — a établi assez nettement le contexte dans lequel la discrimination est justifiable au regard de l’article premier de la Charte.

Je cite la déclaration de l’ancienne juge McLachlin dans la décision que j’ai déjà citée et qui a été rendue il y a deux semaines. Voici ce que la juge a mentionné à propos de la discrimination comme on l’entend au paragraphe 15(1). Comment appliquer les limites raisonnables dans le cadre d’une société libre et démocratique?

La juge McLaughlin établit trois critères :

La procureure générale doit d’abord établir que le fait d’avoir différé l’accès des femmes touchées au droit à l’équité salariale et de les avoir privées de cet accès — lequel est aggravé en l’espèce par l’absence d’ajustements rétroactifs établie par la Loi — répondait à un objectif urgent et réel.

Autrement dit, est-ce pour répondre à un objectif urgent et réel que nous nions aux personnes déclarées coupables il y a 40 ans un bénéfice accordé à des personnes visées par un autre article du Code criminel? C’est le premier critère. Selon moi, la réponse à cette question est non.

Le deuxième est le suivant :

Il ne peut être satisfait au critère de l’atteinte minimale simplement en affirmant qu’un long délai était nécessaire un point c’est tout […]

Autrement dit, lorsque le gouvernement porte atteinte aux droits d’une personne en légiférant, il doit établir qu’il a pris toutes les précautions nécessaires pour répondre au critère de l’atteinte minimale.

Son Honneur le Président : Sénateur Joyal, je suis désolé, mais votre temps de parole est écoulé. Demandez-vous cinq minutes de plus?

Le sénateur Joyal : Oui.

Son Honneur le Président : Le consentement est-il accordé?

Des voix : Oui.

Le sénateur Joyal : La juge McLachlin a affirmé ceci :

Il ne peut être satisfait au critère de l’atteinte minimale simplement en affirmant qu’un long délai était nécessaire […]

En d’autres termes, nous avons besoin de plus de temps. C’est ce que dit l’article 23 du projet de loi. Le gouverneur en conseil peut revenir plus tard sur cette question pour modifier la procédure et donner les mêmes droits à ceux qui ont été victimes des descentes qu’à ceux qui sont visés par d’autres articles du Code criminel.

Enfin, la question est la suivante : l’intervention est-elle proportionnée à l’intérêt public à ce qu’on refuse réparation à ces gens? Autrement dit, quel est l’intérêt public aujourd’hui de nier à ces gens l’accès au même processus de radiation auquel ont accès ceux qui sont visés par le projet de loi?

À mon avis, les trois critères qui ont été établis et repris par la Cour suprême il y a deux semaines ne permettent pas de justifier la discrimination qui est, malheureusement, perpétuée par le projet de loi envers un groupe de personnes qui devraient avoir exactement le même accès, dans le même contexte, que les personnes qui sont visées par les infractions énoncées à l’annexe du projet de loi.

Permettez-moi de conclure sur ce point : heureusement, nous sommes un pays démocratique et, heureusement, il y a le Programme de contestation judiciaire. Ce programme, annoncé en février dernier, couvre — je l’ai vérifié; cela vous a peut-être échappé — l’article 15 de la Charte des droits et libertés. Ainsi, une personne privée de la protection du projet de loi C-66 peut avoir accès au Programme de contestation judiciaire, qui, selon certains critères bien définis, fournit un appui financier pour que la personne présente sa cause devant les tribunaux. Elle aura accès à cet appui financier pour contester le projet de loi C-66 et obtenir le même bénéfice de la loi que les personnes visées par le projet de loi. Encore une fois, je ne mentionnerai pas le fait que l’âge du consentement a été modifié dans le projet de loi par rapport à l’âge qui était légal à l’époque où ces accusations ont été déposées il y a quelques années. Comme vous le savez, l’âge du consentement a été modifié en 2005, si ma mémoire est bonne.

Autrement dit, honorables sénateurs, l’objet du projet de loi est louable. Je vais donc voter en faveur de cette mesure législative, mais en m’engageant à soutenir toute procédure judiciaire au Canada qui dénonce le fait que ce projet de loi maintient une forme de discrimination à l’égard des gais et des lesbiennes qui devraient avoir droit aux mêmes avantages que les autres. Si l’on s’en tient aux propos du premier ministre, de nos jours, des descentes dans les bains publics ne devraient plus jamais se produire.

Honorables sénateurs, je tiens à remercier le comité, sous la présidence du sénateur Cormier, d’avoir donné la possibilité aux témoins de s’exprimer — cette possibilité leur avait été refusée à l’autre endroit — et d’avoir mis en relief ces enjeux, grâce aux questions posées par les sénateurs, afin de nous aider à comprendre ce sur quoi nous votons. En fait, il s’agit toujours de corriger une injustice, mais, comme je l’ai dit, nous avons corrigé à peine la moitié du problème. On donne réparation seulement à la moitié des gens qui devaient, au départ, bénéficier de cette procédure.

Chers collègues, je tenais à porter cette réflexion à votre attention. Je considère qu’il s’agit d’un enjeu très important, car il est question de l’article 15 de la Charte, soit un article qui traite d’égalité — et je regarde la sénatrice McPhedran — et du droit des femmes à un salaire égal. Lorsqu’on refuse l’égalité au titre de l’article 15, comme la Cour suprême l’a dit récemment, il faut satisfaire à des critères très clairs. En l’espèce, il s’agit d’une inégalité fort préoccupante pour les gais et lesbiennes.

Je vous remercie beaucoup de votre attention, honorables sénateurs.